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Aurélie Filain, l’enseignante qui délie les langues

« Je ne défends pas une idéologie mais un idéal », souligne Aurélie Filain.

À 29 ans, la jeune Réunionnaise enseigne le créole au secondaire et milite en faveur de la reconnaissance de cette langue depuis une dizaine d’années. Son idéal ? Celui d’une société débarrassée des relents du colonialisme, où français et créole cohabiteraient en toute égalité afin de permettre aux jeunes générations de grandir sans complexes.

Le parcours de la jeune femme est atypique à la Réunion, département français d’outremer où l’enseignement de la langue régionale à l’école ne fait pas encore l’unanimité. La détermination d’Aurélie suscite cependant l’engouement : le premier volet d’une série documentaire (La Vie devant soi, portraits de jeunes gens engagés) vient de lui être consacré. Intitulé « Réussir en créole » et diffusé en février dernier, l’épisode a reçu un écho très favorable de la part du public.

En entrevue, l’enseignante évoque ses choix controversés, ses luttes et ses espoirs pour l’avenir du créole réunionnais.

Apprendre le créole : un retour vers soi

Issue d’un milieu modeste, Aurélie est originaire du quartier populaire du Moufia à Saint-Denis. « J’ai grandi dans un petit appartement entre ma sœur et mon frère aînés. Mon père a travaillé pendant 40 ans chez Renault en tant que tôlier-carrossier et ma mère était employée de bureau. Ils ont divorcé quand j’avais 15 ans, ma mère est partie. »

Bonne élève, elle fait très tôt preuve d’esprit critique face au système d’enseignement républicain : « J’aimais lire et apprendre mais j’étais toujours en rébellion, toujours en train de tout remettre en cause. Je posais des questions qui dérangeaient. »

Xuân Ducandas : Qu’est-ce qui a éveillé en premier ton sens critique ?

Aurélie Filain : C’était surtout les cours d’histoire. Par exemple, le fait que la Seconde Guerre mondiale nous était racontée uniquement du point de vue français, jamais réunionnais. On nous répétait aussi sans cesse que les États-Unis étaient une très grande puissance… le rêve américain, quoi ! Tout était trop lisse. Et puis j’ai eu une grande admiration pour le personnage de Che Guevara en classe de troisième. J’ai trouvé intéressant son point de vue sur les inégalités qu’entraînent le libéralisme et l’impérialisme sur les peuples… Son discours était peut-être radical, naïf, mais il était juste. En découvrant sa pensée je me suis sentie moins seule.

X.D. : Quel a été ton parcours d’études après le secondaire ?

A.F. : Après un baccalauréat[1] littéraire et un DEUG[2] de lettres modernes, j’ai décidé de m’inscrire en licence[3] de créole. J’ai été attirée par la liberté de pensée et par la nouveauté. De plus, j’allais enfin avoir l’occasion d’apprendre plein de choses sur mon pays, sur le fonctionnement de la société dans laquelle j’ai grandi et à laquelle je suis profondément attachée. Étudier le créole c’était aussi revenir vers soi, même si je ne m’étais pas dit les choses de cette façon. Et j’ai retrouvé le même sentiment de ferveur, de curiosité et d’engouement en faisant cette licence que lorsque j’ai découvert Guevara. C’était bien plus vivant que les codes préétablis.

X.D. : La licence de créole venait juste d’être créée à l’époque. Comment les gens ont-ils réagi dans ton entourage ?

A.F. : Mal. On m’a fait beaucoup de remarques désobligeantes à l’époque. Soit les gens me regardaient comme une extra-terrestre, soit ils rigolaient, soit ils me traitaient de folle. Pourquoi? On me disait que c’était une voie de garage, qu’il n’y avait rien au bout. Au fond, le raisonnement – et c’est toujours le cas aujourd’hui – c’est : si tu veux réussir dans la vie, débarrasse-toi du créole. Ou du moins, le créole ne te permettra pas de réussir… notion qui est somme toute très relative! Seuls mes parents, ma sœur et mon frère n’ont rien dit. Je crois qu’ils me faisaient confiance. Après la licence, j’ai passé le CAPES[4]. Un an de préparation et je l’ai eu du premier coup… j’aimais tellement ce que je faisais que le concours m’a paru une formalité. J’étais certes stressée, mais surtout stimulée!

X.D. : Peux-tu me parler de ton travail de professeure de créole ?

A.F. : J’ai enseigné de 2005 à 2012 en collège[5] et, depuis la rentrée 2012, au lycée[6] Jean Hinglo du Port. Comme j’ai passé un diplôme bivalent, je suis également professeure de français lettres modernes. En dehors de cette fonction, mon travail consiste à donner les cours de LVR (langue vivante régionale) créole, qui sont optionnels. Bien sûr, 99,9 pour cent des élèves parlent créole. Mais c’est souvent une langue « pauvre », sur laquelle ils n’ont aucune réflexion ni recul. Alors il faut tout d’abord effectuer un travail d’enrichissement de leur langue maternelle sur le plan du vocabulaire, de la grammaire… Le tout est « digéré » à travers l’étude de thématiques culturelles organisées en séquences.

Cette année, l’art de vivre ensemble est au programme de toutes les langues vivantes enseignées en France. On étudie les relations entre les membres de la famille à la Réunion, les relations amoureuses, la perception qu’on a de l’autre… On imagine bien tout ce que cela peut entraîner comme réflexions ! Les groupes sont composés d’une dizaine d’élèves en moyenne mais cela peut aller jusqu’à 25.

X.D. : Quels sont tes principaux objectifs en tant qu’enseignante ?

A.F. : Avant je souhaitais faire changer la mentalité, la vision de tout le monde par rapport à la langue et à la culture créoles. Maintenant mon défi serait plutôt de planter une petite graine dans la tête de mes élèves, qui germera plus tard. J’aimerais qu’ils aient conscience de ce qu’ils sont et du fait qu’ils peuvent réussir leur vie tout en restant eux-mêmes.

Les défis du militantisme, entre tradition et modernité

En dépit de son engagement, Aurélie Filain n’hésite pas à se montrer critique vis-à-vis du milieu associatif et militant, bien souvent crispé sur une certaine idée de la « culture créole », trop conservatrice selon elle.

« Ce n’est pas parce que je ne sais pas danser le maloya[7] et que je ne mange pas de piment que je suis moins créole. Les gens associent le prof de créole à quelqu’un du terroir, garant de la tradition. Oté non ! On vit aussi avec notre temps », revendique la jeune femme, prônant un juste milieu entre tradition et modernité.

C’est aussi dans cette optique qu’elle a organisé des journées de mise en valeur du patrimoine culturel réunionnais, auxquelles sont conviés de jeunes artistes locaux : peintres, slammeurs, conteurs…

X.D. : Quelles sont tes activités en tant que militante ?

A.F. : Je fais partie de plusieurs associations, notamment une qui milite pour le développement et la promotion de l’enseignement du créole à l’école. Cela fait huit ans que je fréquente le milieu du militantisme. Mais pour tout dire, c’est un milieu très compliqué. Il y a un tel malaise identitaire à la Réunion que beaucoup prennent trop à cœur ce combat. Ils déversent leurs pathos dans une cause qui n’a pas besoin de cela et s’en trouve affaiblie.

X.D. : D’où vient ce malaise identitaire selon toi ?

A.F. : C’est simple : depuis le début du peuplement, on a baigné les gens dans la violence et la frustration. Nos ancêtres ont tous quitté leur pays parce qu’ils n’avaient pas le choix : les colons français, les engagés indiens et chinois, les musulmans… et les esclaves, n’en parlons pas ! De plus, on a changé deux fois le statut de l’île sans aucune forme d’accompagnement, en 1848[8] et 1946[9]. Aujourd’hui, il n’y a aucune reconnaissance de la part de la France, qui s’est pourtant enrichie sur le dos de ses colonies. Je me sens profondément française, parce que la France fait partie de l’arbre généalogique du peuple réunionnais, mais surtout française de seconde zone. Je ne suis pas la seule à avoir cette impression. Loin de moi les raisonnements paternalistes, mais si la France ne nous reconnaît pas, comme un parent qui ne reconnaît pas son enfant, comment veut-on que cet enfant ait confiance en lui et s’épanouisse ? Cela passe aussi par la reconnaissance de la langue.

X.D. : Les linguistes définissent le créole réunionnais comme une langue à part entière. De nombreuses personnes remettent pourtant en question son importance et son statut. Qu’en penses-tu?

A.F. : Il y a plusieurs analyses. D’un côté, il y a des personnes dépourvues de conscience linguistique, ou du moins qui se contentent de répéter un discours. À eux, on peut leur pardonner. De l’autre côté, il y a ceux qui véhiculent une forme d’idéologie visant à inférioriser un peuple. Ceux-là sont foncièrement de mauvaise foi.

X.D. : Pourquoi le créole devrait-il être davantage valorisé ?

A.F. : En France, les langues autres que le français sont reléguées en seconde position. Au passage, c’est peut-être pour cela qu’on est nuls en langues étrangères ! Pourtant, le bilinguisme est une véritable force pour l’apprentissage. À la Réunion, si on prenait en compte la langue première des élèves, soit le créole, cela permettrait de renforcer et de maîtriser la deuxième langue, le français. Mais horreur, malheur ! Reléguer le français en deuxième langue ? Cela semble encore impensable dans un département français. C’est aussi peut-être à cause de cela que le chiffre de 100 000 illettrés ne baisse pas à la Réunion…

X.D. : Lorsque tu as décidé d’étudier le créole, les gens ont mal réagi. Désormais tu as prouvé que l’on pouvait réussir professionnellement avec sa langue maternelle. Le regard des gens a-t-il changé ?

A.F. : Le regard des autres dépend beaucoup de celui qu’on porte sur soi-même. Avant, j’étais dans une logique de culpabilité, j’avais l’impression de faire quelque chose de mal. Donc je laissais les gens me marcher dessus, en me disant inconsciemment que c’était un ordre établi : les gens qui sont contre le créole à l’école ont le droit de rabaisser ceux qui sont pour. Je m’excusais presque. Depuis cinq ans, je regarde les gens droit dans les yeux quand ils me demandent ce que je fais. Et maintenant les gens me respectent.

Entrevue par Xuân Ducandas
article tiré du blog: http://parkssa.com/

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